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WAGNER ET LES JUIFS

 

 

PREAMBULE : FAUT-IL BRÛLER WAGNER (ET LES WAGNERIENS AVEC…) ?

 Cette question provocatrice a pour but d’introduire le débat autour de Wagner de manière directe et volontairement polémique. Depuis toujours Wagner a été l’objet de controverses parfois très vives, mais certainement jamais autant qu’à notre époque.

Aujourd’hui, il n’est plus possible de parler de lui ou de son oeuvre sans qu’aussitôt jaillisse la question de ses rapports avec le troisième Reich et l’idéologie nazie. Et c’est, bien sûr, autour du thème de l’antisémitisme du compositeur que se cristallisent les interrogations et les critiques.

Pourtant, rappelons ce fait  essentiel, il ne s’agit nullement d’une découverte récente (« Nichts neues ! » pour reprendre l’expression de Wieland Wagner). On a toujours su que Wagner avait des opinions antisémites et, en particulier, qu’il avait écrit et publié un pamphlet sur « le judaïsme dans la musique ». On peut reprocher bien des choses à Richard Wagner, mais certainement pas d’être hypocrite ou d’avoir cherché à dissimuler sa pensée. On savait donc parfaitement depuis le milieu du dix-neuvième siècle quelle était la position du compositeur sur ce sujet.

Après la deuxième guerre mondiale, la musique de Wagner avait été interdite pendant une courte période, mais c’était en liaison avec le nationalisme Allemand qu’il avait toujours professé. Par la suite, au cours des années cinquante, soixante et soixante-dix, l’intérêt du public et des chercheurs était tout naturellement revenu sur l’œuvre lyrique et sur les conceptions philosophiques et esthétiques du musicien ; on ne cherchait nullement à masquer ou à faire oublier ses idées antisémites, mais cela constituait un sujet d’étude comme un autre, qui avait sa place dans la recherche historique, sans plus.

C’est au cours des années quatre-vingt qu’a resurgi avec insistance la question  qui nous préoccupe. Pour quel motif ? A notre avis, cela n’est pas relié au « cas Wagner » en tant que tel, mais à un mouvement beaucoup plus large de relecture et de réexamen de notre histoire récente, avec pour point central la douloureuse question de l’holocauste et de ses racines dans la politique et le mouvement des idées au dix-neuvième siècle et dans la première moitié du vingtième. Dans le flot houleux des débats, des polémiques et des affrontements qui sont issus de cette remise en cause, Wagner s’est trouvé en quelque sorte emporté malgré lui car il en est venu peu à peu à représenter pour les protagonistes une espèce de figure de proue, un  symbole de tout ce qu’ils dénonçaient.

Et le voilà, soudain, chargé de tous les péchés du monde, comme l’âne de la fable, « ce pelé, ce galeux d’où venait tout leur mal ». Les attaques se sont ainsi multipliées en nombre et en intensité jusqu’à atteindre parfois un véritable paroxysme qui touche au délire. On a voulu en faire le coupable universel, l’inspirateur direct d’Adolf Hitler ; certains ont prétendu débusquer chez lui de l’antisémitisme partout, non seulement dans certains des ses écrits (ce qui est exact), mais jusque dans sa musique ! Pourquoi pas dans sa barbe ou dans la façon de porter son fameux béret ?

Le cas du musicologue Zelinski est particulièrement représentatif de ce délire, qui voit des relents d’antisémitisme jusque dans la partition de « Parsifal ».

Tout a été fait pour trouver partout les traces des tendances racistes du compositeur, le moindre bout de texte, la moindre allusion, le moindre propos de table ont été sollicités à charge contre lui. Et surtout, on a délibérément masqué tous les éléments à décharge et on verra qu’ils sont nombreux ; Wagner fait-il une proclamation humaniste sur l’unité fondamentale du genre humain ? affirme-t-il avec force l’exigence de compassion universelle dans ses derniers écrits et dans « Parsifal » ?  « Foutaises ! » diront ses détracteurs «  il l’a dit, mais il ne le pensait pas vraiment ! il a menti ! c’était purement tactique ! Et puis, regardez, tel jour à table entre la poire et le fromage ou après avoir absorbé une fiole d’opium (oui, ç’était banal à l’époque), il a émis une plaisanterie antisémite ! » Et le rouleau compresseur de l’accusation peut continuer ainsi son travail de laminage ; on n’est pas loin des méthodes utilisées pour les procès de Moscou. Non, rien à faire, la défense ne peut avoir aucune place. Car il faut que  Wagner soit coupable, il faut qu’il n’ait pas de circonstances atténuantes, il faut qu’il soit condamné sans appel. Il doit être la victime expiatoire des crimes commis par d’autres, et cela parce qu’il était Allemand et qu’il a eu le malheur de plaire au Führer du troisième Reich.

Un événement important a été la parution il y a quelques années du livre de Gottfried Wagner (arrière-petit-fils du compositeur) « l’héritage Wagner » qui a apporté de l’eau au moulin des contra. En fait, l’auteur réglait surtout ses comptes avec son père et sa famille en rejetant la culpabilité originelle sur le fondateur de la dynastie. Rien de bien sérieux ni d’objectif dans tout cela. Mais il est arrivé à point nommé pour renforcer le mouvement anti-Wagner.

 Nous avons dans cette affaire un exemple typique de désinformation historique où la pensée unique le dispute au politiquement correct.

Mais certains veulent maintenant aller encore plus loin. L’opprobre et la honte ne concernent pas seulement Wagner lui-même, mais doivent déborder sur ses admirateurs, sur nous les wagnériens ! Oui, si nous aimons cette musique, si nous vibrons avec, si nous nous en faisons l’éloge, alors nous sommes complices, puisque aujourd’hui nous sommes informés, nous savons tout sur l’entreprise wagnérienne et ses sombres prolongements. Et que dire alors de nos cercles, dont la mission et la raison d’être sont de faire connaître l’œuvre, la personne et la pensée de Richard Wagner ! Doit-on les considérer comme des propagandistes d’une doctrine abominable et mortifère ?

Faut-il alors brûler les Wagnériens, en même temps que Wagner, dans un bûcher rédempteur ?

A toutes ces absurdités nous sommes en mesure d’opposer un démenti vigoureux ; le moment est venu de tout mettre sur la table et de fournir au public toute l’information existante pour que chacun puisse disposer de faits et des références nécessaires. C’est pourquoi j’ai entrepris depuis quelques années cette recherche ; ce dossier en est le résultat

Mais dans notre lutte, réjouissons-nous, car nous ne sommes pas seuls face à nos contradicteurs. En particulier, il est réconfortant de constater que d’éminentes personnalités Israélites ont réagi à cette entreprise de démolition. Je voudrais rendre hommage à quelques-unes d’entre elles, à commencer par Daniel Barenboïm. Le pianiste et chef d’orchestre israélien a toujours été un défenseur de la musique Wagnérienne ; après avoir dirigé plusieurs années au festival de Bayreuth, il est le premier a avoir joué des extraits de Wagner en Israël, avec les difficultés et les opposions que l’on sait ; mais petit à petit les choses avancent et sa ténacité finira par payer. Lui a très bien compris qu’il fallait replacer l’antisémitisme wagnérien dans son contexte : « à l’époque » dit-il « c’était une mode » ; il trouve, bien entendu, ridicule de rechercher de l’antisémitisme dans les partitions de  Wagner, et il est bien placé pour en parler.

Je voudrais citer aussi le professeur Georges Steiner, philosophe et écrivain, esprit brillant et d’une immense culture, qui s’est beaucoup interrogé sur les évènements de la première moitié du vingtième siècle et sur la montée des totalitarismes. C’est un wagnérien convaincu et, lui, sait faire la part entre le Wagner du pamphlet contre les juifs et l’homme qui a écrit « Parsifal ». Il a bien vu qu’il y a en fait deux Wagner qui cohabitent dans une même personne ; il y a le Wagner écornifleur, calculateur, quémandeur, outrancier, antisémite et puis il y a en même temps le Wagner chaleureux, compatissant, le créateur de génie, le visionnaire humaniste à la recherche de ce qui constitue le « purement humain ». Cette dualité de Wagner est d’ailleurs un phénomène étonnant, fascinant et nous comptons bien quelque jour y revenir.

Un autre esprit exceptionnel que je veux saluer est le professeur Yehoshua Leibowitz, savant neurobiologiste et philosophe israélien, un esprit exceptionnel et un sage dans un monde en pleine folie. Dans une interview donnée à la télévision israélienne en 1991, ce vieil homme (plus de quatre-vingt-dix ans à l’époque) racontait ses années de jeunesse et d’étude en Allemagne pendant les années vingt et trente. L’antisémitisme, disait-il y était si fort qu’il en devenait presque « palpable », mais pour autant il avait pu faire ses études, recevoir des bourses, commencer ses recherches de laboratoire sans difficulté. Puis était arrivé le troisième Reich ; et là, disait-il, tout avait basculé, car le régime avait développé un antisémitisme d’une nature totalement différente de ce qu’il était auparavant, sans commune mesure ni point de comparaison, car fondé sur un racisme biologique. Or, nous le verrons, Wagner a toujours clairement rejeté ce type de racisme.

Enfin, un renfort inattendu nous est venu dans la personne de maître Serge Klarsfeld, connu pour ses nombreux livres sur l’occupation et l’holocauste. Dans la préface d’un livre d’Eric Eugène sur « Wagner et Gobineau » il écrit ceci : « Oui, Wagner a bien pénétré le fond de la pensée de Gobineau et en a saisi tous les dangers. Oui, la réponse qu’il donna aux thèses de Gobineau est toujours d’actualité et peut nous servir dans la lutte que nous menons. Oui, Wagner croyait qu’une égalité générale des races pouvait conduire à un ordre éthique du monde. Oui, la véritable réponse au racisme se trouve dans la reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine, unité qui se construit selon Wagner à travers des épreuves communes, des destins partagés, une solidarité devant le mal. Au delà des erreurs de Wagner, de ses ambiguïtés, de ce qui reste inacceptable chez lui, n’est-il pas étonnant, pour nous hommes de la fin du vingtième siècle, de voir que l’auteur de « Parsifal » avait déjà donné au siècle précédent une partie des réponses essentielles, alors que le racisme n’avait pas encore déroulé sa logique de mort la plus infernale ? »

Nous ne pourrions dire mieux. Le livre que je viens de citer doit d’ailleurs être lu en priorité, car l’auteur met à la disposition du public, avec un commentaire explicatif, l’intégrale du texte « héroïsme et christianisme », capital pour comprendre la pensée ultime de Wagner.

 

LE CAS WAGNER : ANTISEMITISME OU ANTIJUDAISME ?

 Quelle est la nature de l’antisémitisme wagnérien ? 

Nombre d’historiens comme Léon Poliakov font la distinction entre antisémitisme et antijudaïsme ; le premier relève d’une discrimination qui concerne la « race », comme on disait autrefois, le second est plutôt tourné vers l'aspect religieux et culturel. De ce point de vue, on peut dire que le "cas Wagner" relève plutôt de l'antijudaïsme, et c’est en quoi il se différencie radicalement de l’antisémitisme national-socialiste. Cependant, par commodité, nous continuerons d’employer le terme générique « d’antisémitisme ».

 L’IMPORTANCE DU CONTEXTE HISTORIQUE :

 Par le sujet même de cette étude, nous sommes amenés à mettre le projecteur sur Richard Wagner et sur ses idées au risque de l’isoler du monde dans lequel il vivait, avec ses caractéristiques et sa mentalité particulière. Remettons donc les choses dans leur contexte. Et tout d’abord, rappelons que Wagner n’a pas inventé l’antisémitisme ! A son époque, l’antisémitisme existait partout, et depuis longtemps, en Europe, en Allemagne et ailleurs ; on était antisémite à droite comme à gauche, dans le peuple et parmi les intellectuels, chez les clercs et chez les laïques ; pour reprendre la formule de Descartes il était certainement, au lieu du « bon sens », la chose du monde la plus répandue. Une grande différence avec notre époque c’est qu’il n’était pas vécu de la même façon, avec la même intensité et la même horreur qu’il l’est pour nous dans la période post-holocauste. C’était en effet une « mode », comme le disait Barenboïm, en tout cas un fait de société quasiment banalisé. Par ailleurs souvenons-nous que partout en Europe occidentale et centrale, les persécutions contre les Juifs avaient cessé en même temps que ceux-ci avaient obtenu les droits civiques et s’intégraient progressivement aux différentes nations. Il ne faut donc pas considérer le « cas Wagner » au travers de nos mentalités et de nos attitudes contemporaines sous peine de fausser complètement notre jugement.

Il faut savoir aussi que Wagner, dans les années 1830, militait dans les mouvements libéraux qui, entre autres, s’étaient engagés pour la reconnaissance des droits civiques des Juifs ; le point culminant de cet engagement sera sa participation à la révolution de 1849 à Dresde, ce qui lui vaudra le bannissement pour de longues années. A cette époque là, il est connu en Europe comme « Wagner le révolutionnaire, Wagner le communiste ».  

 En ouvrant ce dossier, il apparaît tout de suite que la pièce principale est un texte de Wagner : « Le judaïsme dans la musique ».  Il s’agit d’un pamphlet publié en 1850 et paru pour la première fois dans  « Die neue Zeitschrift für Musik », en deux parties, les 3 et 6 Septembre.  L'auteur, Richard Wagner, signait d'un nom d'emprunt :  Karl Freigedank (libre-penseur).  Wagner fera republier cet article en 1859 sous son propre nom, mais cette fois sous la forme d'une brochure accompagnée d'une note narrant les circonstances qui l'avaient amené à écrire ce texte.  On peut penser que si Wagner n'avait pas publié ce pamphlet, la polémique autour de son nom ne serait pas si vive et le présent dossier serait sans objet.

Ce pamphlet a été présenté par les adversaires modernes de Wagner comme une preuve à charge accablante et inamissible. On en cite toujours les quatre dernières lignes isolées et détachées de leur contexte, ce qui constitue un processus caractérisé de désinformation. En voici l’effet ; Wagner s’adresse aux Juifs et leur dit: 
« Prenez part sans arrière pensée à cet oeuvre de rédemption où la destruction régénère et nous serons unis et semblables. Mais réfléchissez qu'il n'existe qu'un seul moyen de conjurer la malédiction qui pèse sur vous, la rédemption d'Ahasvérus, l'anéantissement. ».
Il est certain qu'un pareil texte lu avec nos yeux d'aujourd'hui, et la présence de cet "anéantissement" (Untergang) résonnant à nos oreilles de façon terrible est sans appel à la charge de Richard Wagner. En fait, remis dans son contexte, la signification en est la suivante : Wagner demande aux Juifs de participer avec lui (c'est nous qui soulignons) à une oeuvre de dépassement et de rédemption.                

Dans ce texte, Wagner parle de la décadence de la société et de la civilisation (germanique en particulier) ainsi que d'un besoin de régénération.  Il dit :
 « Accédons ensemble, provoquons ensemble, travaillons ensemble à ce travail de rédemption en commun", mais il met une condition qui est en fait de renoncer à leur "judéité". Notons bien qu’il n'y a dans ce texte aucun appel ni au meurtre, ni à la violence, ni à la haine. 

L'examen des 170 écrits ou réponses recensés par les historiens, émanant de Juifs ou de non-Juifs, qui furent suscités par la parution de ce texte (c'est dire le bruit qu'il fit à l'époque), montre qu’aucun des auteurs n'a interprété cette dernière phrase, citée ci-dessus, comme un appel à une quelconque élimination physique. 

Il faut reconnaître que dans ce texte, qui est loin d’être du meilleur Wagner, ce dernier reprend des lieux communs de l'antisémitisme de l'époque, en centrant son propos sur le domaine musical:  mainmise des Juifs sur les conservatoires ou les théâtres, sur la vie musicale, des considérations peu flatteuse sur certains compositeurs comme Mendelssohn ou Meyerbeer qu'il considère comme des musiciens sans véritable talent, des sortes de tâcherons de la musique, qui ne sont que des imitateurs.  Même si les propos sont fort peu sympathiques à l'égard de ceux auxquels ils s'adressent, il n'y a rien de plus que ce qu'on trouvait alors dans de nombreux écrits qui étaient souvent bien plus virulents ; en vérité ce texte ne présente aucune véritable originalité, sinon celle d'être centré sur le monde musical.

 Après la publication de ce texte, Richard Wagner fut l'objet de beaucoup d'attaques et de cabales qui dureront tout au long de sa vie.  Il s'en plaindra souvent notamment dans des lettres à Franz Liszt.  C'était certes inévitable compte tenu de la nature des propos.  Il est cependant très étonnant que malgré la publication de ce texte, Richard Wagner n'ait perdu aucun de ses amis Juifs, et mieux et qu'il ait continué de s'en faire de nouveaux.  De nombreux Juifs deviendront de fervents admirateurs, d'autres lui apporteront leur soutien. Il apparaît que tous ont su se placer au dessus de cet écrit pamphlétaire que Wagner qualifie lui-même de "coup de bile" et ont su voir et apprécier la personnalité réelle du compositeur.

 LES ORIGINES DE L’ANTISEMITISME DE WAGNER :

 C’est un fait que Richard Wagner n'a pas toujours été antisémite. Avant 1850 et la parution du texte sur le « judaïsme dans la musique », on ne trouve pas vraiment de trace de déclarations antijuives dans ses écrits ou dans ses lettres. Bien au contraire, nous savons que Wagner fît partie, dans les années 1830, des mouvements libéraux qui conduisirent les empires centraux à accorder aux Juifs les droits de citoyenneté.

En fait, il semble que tout se soit joué à Paris durant son séjour de 1839-1842. 

Rappelons les circonstances : après s'être enfui de Riga, avoir affronté des tempêtes en Mer Baltique et en Mer du Nord, Wagner arrive à Paris via l'Angleterre, plein d'espoir de faire une carrière dans la capitale culturelle de l’Europe. On sait qu’il vit au cours de cette période très pauvrement, mais surtout il souffre d’un gros handicap : il ne parle que très mal le Français, ce qui ne facilite pas ses contacts avec la population ni son intégration dans la communauté artistique.

Cependant, bien qu’il soit à l’époque totalement inconnu, il est accueilli et soutenu, tant moralement que financièrement, par des membres de la colonie allemande de Paris.  Or, il se trouve que la plupart d’entre eux sont soit Juifs soit d'origine juive :  le libraire Samuel Lehrs, l'éditeur de musique, Maurice Schlesinger, le poète Heinrich Heine, et aussi le compositeur Giacomo Meyerbeer. Tous ceux là l'ont accueilli et l'ont aidé. C'est par exemple Schlesinger qui lui procure ses travaux de réduction pour instruments divers des airs d'opéra à la mode, travaux ingrats certes, mais qui lui permettent de vivre ou tout au moins de survivre.  De même Heine va lui aussi le soutenir artistiquement ; Wagner ne manifestera d'ailleurs jamais d'animosité à son encontre.

Mais Wagner à Paris rencontre un problème majeur, qui ne fera que s'amplifier : c'est son incapacité à s'intégrer dans le milieu parisien de cette époque. En effet, il ne parvient pas à assimiler les codes de culture ou de comportement qui lui permettraient de faire son entrée dans le monde ; il faut parler correctement français, savoir faire de l'esprit d'une certaine façon, posséder une certaine culture, s'habiller et se comporter d'une certaine manière etc.

Toutes ces petites choses qui permettraient son intégration, Wagner ne les possède pas ; alors que de l'autre coté, il constate non sans une certaine amertume, laquelle deviendra du ressentiment, que les Juifs allemands qu'il côtoie sont non seulement intégrés mais mieux que cela, sont des membres à part entière de cette société raffinée qu'il cherche désespérément à pénétrer.  Il se fait l'effet d'un "paysan du Danube" et n'arrive pas à comprendre pourquoi lui, citoyen allemand n'arrive pas à s'intégrer, alors que ces Juifs allemands eux, y parviennent si brillamment.  C'est d’ailleurs de cette époque, que datent l'intérêt grandissant de Wagner pour la culture germanique la plus pure, en même temps que le rejet progressif de la culture française : Wagner revient, en quelque sorte, par réaction et par auto-défense, à ses racines propres, « dort wo Ich Meister im Haus »… (« Die Meistersinger von Nürnberg“ acte II).

 On sait qu'à cette époque l’antisémitisme était monnaie courante en France comme ailleurs, et on trouvait en circulation des ouvrages antisémites comme « Les Juifs, Roi de l'Epoque » qui avait eu un grand retentissement. Cet ouvrage, écrit par Alphonse Toussenel (né à Montreuil-Bellay en 1803, mort à Paris en 1885), faisait de la « judéité » une catégorie générale que l'on pouvait trouver partout dans la nature; c'est ainsi, par exemple, que cet ornithologue repérait des oiseaux juifs !   

Cette ambiance intellectuelle diffuse a certainement influencé le compositeur ; combinée à l’amertume de l’échec et au ressentiment face au rejet dont il était victime, elle fut le creuset dans lequel est né l'antisémitisme de Richard Wagner.

 Remarquons que, curieusement, pour Wagner, cet antisémitisme concernait essentiellement les Juifs allemands.  Les Juifs Français, on le verra, en étaient exclus.

 LE CAS MEYERBEER

 Ce cas est particulièrement représentatif de l’attitude Wagnérienne.

Meyerbeer était un surdoué musical, pianiste prodige, compositeur précoce, on l'avait, comme Mendelssohn, comparé à Mozart pour ses donc précoces.  Dans la vie privée, c'était un homme d'une grande piété, demandant par exemple à sa mère, pour laquelle il avait une véritable dévotion, de prier chaque fois qu'il créait un nouvel opéra. Il était aussi fils de banquier berlinois, situation familiale qui l'a effectivement beaucoup aidé, ce qui le fera traiter de « banquier-musicien par… Robert SCHUMANN !

 Meyerbeer a réussi dès ses débuts tant sur le plan social que professionnel.  L'Opéra « Le prophète », par exemple lui a rapporté pour le seul Opéra de Berlin la somme fabuleuse de 750.000 Mark auxquels il faut ajouter 64.000 Francs de droit pour la France et les pays étrangers.  Ces deux sommes totalisent 190.000 Marks de plus que tout ce que Louis II de Bavière a versé à Wagner pendant 19 ans (un salarié agricole gagnant à l'époque 16 Marks par semaine, cette somme correspond environ à 75 Millions de Francs actuels !). Dans le domaine musical, seul Rossini gagnait des sommes comparables, ou encore Franz Liszt dont les revenus annuels de sa « Glanzperiode » de virtuose se montaient  environ à 16 Millions de Francs annuels. A titre de comparaison Chopin gagnait à l'époque, par an, l'équivalent de 140.000 FF et Wagner lorsqu'il fût directeur de la musique à Dresde 70.000 FF.

La disparité est totale et honnêtement on peut comprendre qu'elle ait attisé quelques rancoeurs.

 Il est très intéressant et très révélateur de suivre l'évolution de l'attitude de Wagner vis à vis de Meyerbeer à travers leur correspondance. On trouve en 1837 sous la plume de Richard Wagner des propos étonnants ; Wagner parle du "génie universel" de Meyerbeer, il lui dit « Vous êtes un Dieu pour moi ».

En 1840 il lui écrit "Je dois être votre esclave, voici ma tête, voici mon corps, voici mon coeur[...] Je suis fait pour être un esclave, je veux être votre esclave" (R.W.  "Sämtliche Briefe", erster Band, VEB Deutsher Verlag für Musik, Leipzig 1967, p. 388.). 
A propos de l’opéra « Les Huguenots », il écrit : « Le pur et noble sang allemand coule dans ses veines [...] A partir des rythmes et des mélodies populaires, il a porté l'art moderne de l'écriture musicale au niveau d'un style grandiose. »

Il affirme encore :  " Il écrit une musique comme avant lui seuls Haëndel, Glück, Mozart l'ont écrite. Ceux-là étaient Allemands et Meyerbeer est un Allemand".

 On peut être étonné, connaissant la suite, des louanges sans mesure prodiguées par Wagner, plus encore par la servilité qu'il manifeste dans ces lettres.  Plus tard, notamment dans « Ma Vie », lorsqu'il parlera de cette époque, Wagner décrira Meyerbeer sous les pires traits, comme un homme rusé et trompeur (schlauer, betrüger) ; aucun mot ne sera alors assez dur pour en dire du mal.

 Le moment de la fracture entre ces deux attitudes se situe aux environ de janvier 1842.  On peut lire dans une lettre à Robert Schumann « Ne me parlez pas de Meyerbeer, c'est un individu rusé et trompeur [...] cependant il est mon protecteur et toute plaisanterie mise à part, c'est un homme extrêmement affable. » (R.W.  "Sämtliche Briefe" erster Band, p.576.).
C'est encore une époque d'hésitation où Wagner semble partagé entre deux appréciations sur son protecteur. Plus tard, il oubliera "l'homme affable" et seuls subsisteront les aspects négatifs.

 Mais qu'en est-t-il réellement de l'attitude de Meyerbeer vis à vis de Wagner ? L’a-t-il vraiment manipulé ?

En fait, par ses multiples recommandations, Meyerbeer n'a cessé d'ouvrir des portes pour richard Wagner.  C'est Meyerbeer qui introduit Wagner auprès du directeur de l'Opéra de Paris, Duponchel; l'affaire restera sans suite mais Meyerbeer n'y était pour rien. Il fait jouer « L'ouverture de Christophe Colomb » (Œuvre de Richard Wagner aujourd'hui tombée dans l'oubli) par le chef K.Habeneck. Il fait accepter « La Défense d'aimer » au théâtre de la Renaissance; malheureusement, le théâtre fait faillite quelques semaines avant la représentation ; Meyerbeer n’y est pour rien.  C'est encore Meyerbeer qui recommande Richard Wagner auprès de l'Intendant du Théâtre de Dresde, von Lutichau et obtient la représentation de « Rienzi » qui vaudra à Richard Wagner une notoriété immédiate après un véritable triomphe. Enfin, Meyerbeer recommande « Le Hollandais Volant » au théâtre de Berlin, ouvrage qui y sera représenté en 1844.

 Étant absent de Paris lors de l'arrivée de Richard Wagner, en Juillet 1840, Meyerbeer écrit à son secrétaire à Paris, Gouin, une lettre dans laquelle on peut lire : « Ce jeune homme m'intéresse car il a du talent et de l'ardeur.  Il m'a envoyé une longue lettre très émouvante et c'est pourquoi je vous demande de lui venir activement en aide ». A von Lutichau, intendant du théâtre de Dresde, à propos de « Rienzi » il écrit:  « Ce jeune compositeur possède une solide formation musicale, une grande faculté d'imagination, une culture littéraire très solide et je trouve cette pièce très imaginative et d'un grand effet dramatique. »

 Mais Richard Wagner est resté convaincu qu'en réalité, Meyerbeer l'avait manipulé pour se débarrasser de lui.

 Beaucoup croient d’ailleurs encore, à tort, que Meyerbeer a été l'un des organisateurs de la cabale et du désastre de « Tannhaüser » à Paris en 1862.  Certains biographes considèrent ce fait comme avéré alors que Richard Wagner dans « Ma Vie » suggère simplement le fait comme possible.

Glasenapp et Chamberlain ont néanmoins repris et propagé cette idée. Ceci  apparaît inexact pour au moins deux raisons.  D'une part, Meyerbeer n'était pas à Paris lors du désastre ; de plus, informé de ce qui s'était passé, il note dans son journal: « L'échec d'une œuvre si pleine de talent et composée avec tant de soin me semble être le fait d'une cabale et ne peut pas être considéré comme le reflet d'un jugement authentique. »

 Ceci a été écrit en 1861, Wagner avait publié son pamphlet « Le judaïsme dans la musique » en 1850, Meyerbeer l'avait certainement lu, et pourtant on ne trouve ici aucune trace d'amertume ni aucun désir de vengeance.

 Pour en finir avec ce dossier Meyerbeer, on peut affirmer que Richard Wagner s'est tout simplement totalement trompé sur la personnalité de Meyerbeer. Il fut certainement de bonne foi, mais il n'empêche qu'il a brossé un portrait de Meyerbeer qui ne lui correspond en rien.  Pour s'expliquer ce décalage, on peut se reporter à une lettre de Wagner à Franz Liszt datée du 18 Avril 1851 et dans laquelle il parle de son pamphlet sur les Juifs; il y dit à propos de Meyerbeer: « Mes rapports avec Meyerbeer ont un caractère tout particulier : je ne le déteste pas, mais il m'est antipathique au delà de toute expression. Cet homme éternellement aimable et complaisant me rappelle, à l'époque où il se donnait encore l'air de me protéger, la période la plus obscure, je dirais presque la plus immorale de ma vie ; c'était la période des hautes relations et des escalier dérobés, celles où nous sommes bernés par des protecteurs pour lesquels nous n'avons pas le moindre attachement.  Ce sont là des rapports absolument immoraux~:  nulle sincérité ni d'un coté ni de l'autre;  l'un comme l'autre se couvre du masque de l'affection, et tous deux ne s'exploitent qu'aussi longtemps qu'ils trouvent leur avantage. »

 On trouve dans cette lettre la clé de l'affaire : Wagner s'est senti humilié et honteux durant cette époque de Paris, de devoir quémander et d'être ainsi marginalisé ; nous dirions aujourd'hui d'être un exclu.  La totale assimilation et le succès de Meyerbeer, ont suscité chez lui un ressentiment qui l'a amené, par une sorte de réflexe d'autodéfense, à rejeter non seulement Meyerbeer mais également beaucoup de ses connaissances parisiennes judéo-allemandes.  Il y a là comme une fuite en avant et de rejet d'une période de honte et d'humiliation dont Wagner a voulu effacer toute trace. C'est un mécanisme classique en psychologie ; Richard Wagner a transféré sur la personne de Meyerbeer son ressentiment pour des choses dont Meyerbeer n'était absolument pas coupable.

 FROMENTAL HALEVY

Nous avons dit plus haut que l'antisémitisme de Wagner s'adressait tout spécialement aux Juifs allemands. Et il est vrai qu'on ne lui connaît pas d'inimitié face aux Juifs français ; au contraire, Richard Wagner a toujours manifesté envers Fromental Halévy {qui se fera parfois appeler Jacques. Il est l'oncle du dramaturge Ludovic Halévy co-auteur avec Meilhac de « La Belle Hélène » et de « La Vie Parisienne »), la plus grande considération.  Pas une seule fois il n'en dit du mal ni dans ses lettres ni dans son autobiographie. Au contraire, il loue chez lui le caractère, la sympathie, la beauté de son visage, la noblesse de caractère, la grandeur musicale et morale ; tout semble quasiment parfait chez Halévy. Il va même transcrire pour piano l'opéra « La reine de Chypre » et dira de lui " Ce compositeur est de la bonne école française, l'école de Cherubini et de Mehul ". Plus tard, dans le journal de Cosima, on trouve régulièrement des allusions à Halévy, toujours positives, par exemple : « Ce soir Richard a éprouvé de la joie en parlant des beautés de cette oeuvre (« La Juive » !)[...]Halévy a réalisé pour la première fois une peinture de genre en musique » (Entrée du 17.01.1880). Et pourtant Wagner savait-il que Halévy lui-même était d’ascendance allemande directe, puisque son père avait émigré en France au moment de la révolution ?

 LES AMIS, COLLABORATEURS ET BIENFAITEURS JUIFS DE WAGNER :

 Soulignons le fait que, malgré ses opinions antisémites clairement affichées, Wagner va toute sa vie durant, être entouré de nombreux amis et collaborateurs Juifs.  Nous avons cité plus haut Lehrs, Schlessinger, Heine, etc… pour ce qui est des amis parisiens. Mais c’est surtout pendant la période de Bayreuth, qu’il y aura autour de lui de nombreuses personnalités juives. On peut même parler à un moment, comme on le verra, d’un véritable « judenkreis » (cercle juif) autour de Wagner. Il y eut même une époque où Wagner recevait tellement de Juifs chez lui qu'il émit la boutade selon laquelle il allait débaptiser sa «Villa Wahnfried » pour l’appeler « Synagogue Wahnfried » !

 Wagner et les Juifs au cours des années 1870/80

  Un des premiers collaborateurs proches a été Karl Tausig. Ce jeune pianiste surdoué fut l'élève préféré de Franz Liszt et aurait probablement été le digne successeur de son maître s'il n'était mort prématurément.  Tandis que Richard Wagner se morfondait en exil en Suisse, Liszt lui avait envoyé ce jeune garçon de 19 ans pour l'aider à la fois dans la composition mais également pour lui fournir une compagnie. 
De fait, Wagner a véritablement considéré Karl Tausig comme son propre fils. Wagner était, on le sait, assez mauvais pianiste et souvent incapable de jouer ses propres compositions dès qu'elles commençaient à se compliquer ; Tausig rendait alors à Wagner d'énormes services.  Richard Wagner écrit des lettres fort émouvantes et parle toujours de Karl Tausig avec tendresse : «  [...] lorsqu'il vint chez moi avec ta lettre, je crus presser ta main[...]il partage ma vie [...] il dévore mes biscuits pour lesquels ma femme me rationne moi-même [...] Me voilà donc brusquement devenu père [...] Je ne puis m'empêcher de l'aimer tous les jours d'avantage. (Lettre à Liszt du 2.07.1858.}. La mort prématurée du jeune pianiste en 1871 le bouleversa.

 Le dernier grand amour de Richard Wagner, Judith Gautier, à laquelle il écrit des lettres au vocabulaire et aux expressions aussi enflammées que colorées, était d'origine juive par sa mère.  Ceci n'a nullement empêché Richard Wagner d'en être amoureux et d'en faire la marraine de son fils Siegfried. 

 Catulle Mendés, qui avait épousé Judith Gauthier était lui aussi d'origine juive.  Judith et Catulle dans leur mémoire, où ils évitent soigneusement de parler l'un de l'autre, étant alors séparés, racontent tous les deux à leur manière la façon extraordinaire dont Richard Wagner les avait accueillis à Triebschen.

 Le même Catulle Mendés avait, 21 ans après la mort de Wagner, fait paraître un texte dans  les « Annales politiques et littéraires » du 21 août 1904, dans lequel il émettait un jugement mitigé concernant Wagner. Il y parle certes de l'essai contre les Juifs, mais simplement en passant, de manière neutre, et en fait, sa critique porte exclusivement sur l'attitude de Richard Wagner pendant la guerre de 70.  Ce qu’il reproche à Richard Wagner dans cet article c’est essentiellement de s’être moqué de Victor Hugo dans son grotesque pamphlet « une capitulation » ; la composante antisémite de Wagner ne l’intéresse pas.

 Un autre grand ami et collaborateur de Richard Wagner fut le pianiste Josef Rubinstein (Qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme Anton Rubinstein qui, comme Tausig, était un surdoué du piano, également élève brillant de Liszt à Weimar et qui peut-être considéré comme le fondateur de l'école russe de piano). Profondément dépressif, sa seule « raison de vivre » était l’œuvre de Richard Wagner.

Le père de Rubinstein avait demandé à Wagner de recevoir son fils afin qu’il retrouve un peu, à son contact, le goût de vivre. Et Richard Wagner, compatissant, d'héberger Josef Rubinstein à Bayreuth pendant plusieurs mois au cours desquels il s'emploiera à le consoler, à le soutenir moralement, tentant de le réconcilier avec la vie. Rubinstein deviendra un familier du clan Wagner, un collaborateur indispensable, et Richard l’amènera avec lui pendant les séjours qu’il fit en Italie dans les dernières années de sa vie. C'est à lui qu’il demandera d'écrire les réductions pour piano de « Parsifal » et de « Tannhäuser ». Soulignons que les relations entre les deux hommes étaient franches et que l’on n’hésitait pas à aborder de front les problèmes liés à l’antisémitisme ; une fois, à la suite d’une discussion particulièrement vive, RUBINSTEIN avait quitté Bayreuth, pour revenir d’ailleurs quelques temps après ; cela montre que WAGNER (qu’on peut accuser de beaucoup de choses) n’était en tout cas pas hypocrite avec ses relations et ses collaborateurs et qu’il n’hésitait pas à engager avec eux, sans ambiguïté,  des discussions polémiques sur des sujets aussi sensibles.

L'attachement de Rubinstein pour Wagner fut tel, qu'un an après sa mort, en 1884, il se suicida de désespoir.

 Dans les dernières années de sa vie, Richard Wagner fit appel à un certain Angelo Neumann, ancien baryton d’opéra, pour être son impresario.  Il fut un des grands propagateurs de ses œuvres et en assura la diffusion dans toute l’Europe. Wagner écrit à son propos : « Cet homme possède une singulière énergie et un dévouement à mon égard que je ne trouve aujourd'hui, dût-on s'en étonner, que chez des Juifs. » (Lettre à Louis II du 30.12.1880).  Neumann écrira, pour sa part, après la mort de Wagner : « C'est comme si un Dieu nous avait abandonnés". Dans son livre de souvenirs, il n’émet aucune critique ni aucun reproche contre Wagner à propos de son antisémitisme, qu’il connaissait pourtant, comme nous le montre l’événement suivant : En 1881, Angelo Neumann voulut faire représenter « l’anneau du Nibelung » à Berlin pour la première fois. Quelques Juifs berlinois avaient alors monté une cabale afin d'empêcher la représentation d'avoir lieu, prétextant l’engagement de WAGNER dans le mouvement antisémite, déjà virulent alors. Neumann, embarrassé, écrit alors à Wagner pour lui demander de prendre clairement position par rapport à ce problème brûlant de l’antisémitisme et des mouvements antisémites. Le 23 février 1881 celui-ci répond: " Je me tiens entièrement éloigné du mouvement antisémite actuel. Je vais publier un article, à ce sujet, dans les « Bayreuther Blätter » (le journal qu’il publiait à Bayreuth), qui démontrera la chose de telle façon qu’il sera impossible même aux « beaux esprits » de prétendre que j’ai des accointances avec ces gens là ! ". Nous reparlerons plus loin de cet article.

  Le dernier collaborateur que nous citerons est sans doute le plus important, il s'agit de Hermann Levi, le chef d'orchestre des premiers «  Parsifal » de Bayreuth en 1882.  Louis II avait envoyé Hermann Levi auprès de Wagner afin qu'il dirigeât « Parsifal ». Dans un premier temps, connaissant les opinions antisémites de Wagner, sans connaître le personnage, Hermann Levi était hésitant, mais finit par accepter. De son côté, Richard Wagner écrivit à Louis II qu'il n'envisageait pas que son « Parsifal », œuvre chrétienne par excellence, pût être dirigée par un non chrétien, et il demanda à Hermann Levi, qui était fils de rabbin (!), de se convertir... Ce dernier refusa et Wagner finit par céder. Levi devint donc un hôte permanent de la villa Wahnfried et un des membres les plus importants du « Judenkreis » dont nous avons parlé plus haut.

Dès que Hermann Levi connut Wagner dans l'intimité, il changea du tout au tout son opinion. Cela est clairement exprimé dans un document capital, qui constitue une pièce essentielle de ce dossier sur l’antisémitisme de Wagner : il s’agit d’une lettre d’avril 1882 envoyée par Hermann  Levi  a son père, Grand Rabbin de la communauté réformée de Giessen. Parlant de Wagner, il écrit ceci :  « C'est le meilleur et le plus noble des hommes. Que le monde actuel ait de l'incompréhension pour lui et le calomnie, c'est bien naturel; mais la postérité reconnaîtra un jour que Wagner était tout autant un grand homme qu’un grand artiste. Même son combat contre ce qu'il appelle "le judaïsme dans la musique" lui a été inspiré par les motifs les plus nobles.  Le fait qu'il n'a pas la moindre haine contre les Juifs est prouvé par son comportement à mon égard, mais également à l’égard de Josef Rubinstein et aussi par sa relation intime avec Tausig qu'il a aimé tendrement [...] Ce que j'ai connu de plus beau dans ma vie, c'est qu'il m'a été donné d'approcher un tel homme et je remercie Dieu tous les jours de ce bienfait. ». Ce témoignage nous semble déterminant et décisif ; il devrait, à lui seul, permettre de clore le débat. 

Mais on pourrait citer également, parmi d’autres personnalités Israélites d’importance Theodor Herzl, fondateur du sionisme, père spirituel de l'état d'Israël et Wagnérien passionné qui trouvait, disait-il, dans les représentations des opéras de Wagner, l'énergie dont il avait besoin pour mener son combat. Jusqu'à sa mort, il espérait pouvoir assister dans le futur état d'Israël à de merveilleuses représentations des oeuvres du maître vénéré. Il voulait d’ailleurs que le chant des pèlerins de « Tannhäuser » devienne l’hymne national de l’état Juif ! Dira t-on que Herzl ignorait l’antisémitisme professé par Wagner ? Bien sûr que non, mais il le remettait simplement à sa juste place, une « mode intellectuelle » de l’époque, comme disait Daniel BARENBOÏM. Et, encore une fois, il savait qu’on ne pouvait reprocher à Wagner le moindre acte négatif, la moindre violence à l’égard des Juifs

 Nous nous en sommes tenus à quelques personnalités représentatives, mais cette liste d'amis et d’admirateurs pourrait être beaucoup plus longue. Même les rapports de Richard Wagner avec la communauté juive dans son ensemble étaient loin d'être mauvais puisque l'on a découvert que pour l'inauguration du Festspielhaus, où une réception de gala fut donnée au Théâtre de la Margrave de Bayreuth, l'immense lustre qui éclaira la fête avait été prêté par la synagogue de Bayreuth ; on dispose d’ailleurs à ce sujet d'un document cosigné par trois membres du consistoire Israélite de Bayreuth.

 L’EVOLUTION DE LA PENSEE ET DES ATTITUDES WAGNER JUSQU’A SA MORT

 Il ne faut pas croire que la pensée et l’attitude de Wagner à propos des Juifs sont restées figées tout au long de sa vie. Nous avons parlé du Wagner d’avant 1840, chez qui l’antisémitisme est absent. Mais entre l'essai sur le "judaïsme" de 1850 et la philosophie des dernières années de sa vie, il y eut également une considérable évolution dans l’attitude de Wagner.

C'est un fait avéré que Richard Wagner fut toujours tourmenté par ce qu'on pourrait nommer "La question juive". On en a le témoignage au travers du journal de Cosima, qui révèle la complexité mouvante de la pensée du compositeur sur ce sujet. Par exemple, en 1878 WAGNER affirme : " Il m'est douloureux de revenir toujours sur ce thème des Juifs".  Et plus loin : « Si je dois encore une fois écrire sur les Juifs, je dirai que ce ne sera pas pour me tourner contre eux ; simplement, ils sont venus trop tôt pour nous autres Allemands alors que nous n'étions pas encore prêts à assimiler en nous cet élément ».

Il dit également à la même époque : « Personnellement, j'ai mes meilleurs amis parmi les Juifs mais leur émancipation est vaine avant que nous autres Allemands existions réellement. ». Cette phrase est très révélatrice des préoccupations de WAGNER. On y voit à quel point Richard Wagner, comme d'ailleurs la plupart des intellectuels de l'époque en Allemagne, est obsédé par la situation de l'Allemagne au XIXème siècle, véritable mosaïque de principautés et d'états qui n’existe par encore « réellement » dans sa conception. Il est pour lui évident que l'unité allemande et la réalisation d'un grand art national allemand doivent précéder toute tentative d'assimilation des Juifs ; d’assimilation, et non pas de rejet ou d’élimination. C'était déjà, ne l’oublions pas, l’idée qu'il développait, sous une autre forme, dans le pamphlet de 1850.

 Un événement capital pour notre dossier est l'attitude de Wagner par rapport aux mouvements antisémites de la fin du XIXe siècle. Dans les années 1870-1875, commencent à naître en Allemagne les premiers mouvements antisémites officiels, pas encore organisés comme des partis politiques, mais en tant qu’associations ou groupes de pression. A l'origine, on trouve des personnalités comme le pasteur Adolf Stöcker ou encore le docteur Bernhard Förster, lequel deviendra le mari d'Elisabeth Nietzsche, soeur du philosophe.

Bernhard Förster est une des têtes pensantes et l'un des membres les plus actifs de ces mouvements.  Wagnérien fervent, et connaissant les opinions antisémites de Richard Wagner, il va le trouver à Bayreuth en juin 1880 afin de lui proposer de faire partie de son mouvement et d'en être une figure emblématique. Il voulait en particulier faire signer à Wagner une « Pétition massive contre l'envahissement excessif du judaïsme » (sic) qui devait être adressée au chancelier Bismarck. Cette pétition réclamait la révision des lois sur l'émancipation ainsi que la limitation des droits civiques pour les Juifs. Or, Richard Wagner refusa catégoriquement la moindre participation, la moindre collusion, la moindre collaboration à cette entreprise ; non seulement il le dit à Bernhard Förster mais de surcroît il l’affirma publiquement (cf. la lettre à Angelo NEUMANN citée plus haut). Förster revint à la charge un peu plus tard, mais se heurta de nouveau à un refus. Le caractère particulièrement catégorique de ce refus marque clairement une barrière infranchissable entre la pensée de Wagner et l’antisémitisme raciste du troisième Reich ; il démontre qu’on ne peut pas trouver la moindre"filiation" entre la pensée wagnérienne de cette époque et le programme de rejet et d'extermination des Juifs sous ce régime.

 Ce sont là des prises de position publiques à une époque où rien n'aurait empêché Wagner d'avoir quelques amitiés parmi ces mouvements.  Plusieurs fois dans sa correspondance ou dans le journal de Cosima il manifeste pourtant sa séparation radicale avec les théories de ces mouvements qui, par exemple, demandaient la suppression des droits civiques des Juifs, droits pour l'obtention desquels Richard Wagner avait manifesté, rappelons-le, dans les années 30 en tant que penseur libéral.

 LA PHILOSOPHIE ULTIME DE WAGNER : LA COMPASSION

 Mais c’est dans les derniers développements de la pensée Wagner que nous allons trouver les éclaircissements et les clés ultimes qui vont nous permettre de mettre un point final à notre enquête. Ces développements, nous les trouvons exprimés principalement dans quatre textes publiés vers la fin de sa vie:

 - Religion et Art (1880)

 - A quoi sert cette connaissance ?  (1881)

 - Connais-toi toi-même.  (1881)

 - Héroïsme et Christianisme.  (1881)

 Dans tous ces textes, qu'il faut lire avec attention car la prose Wagnérienne n’est pas facile à suivre, Wagner reprend un thème qui lui est cher, celui de la décadence du genre humain. C'est un thème qu'il partage d’ailleurs avec A. de Gobineau mais à propos duquel il conclut de façon opposée à celle de son ami. Gobineau est un pessimiste qui croit à la fin de l'humanité dans une décomposition généralisée et irrémédiable, tandis que Wagner, plus optimiste, croit fermement à une régénération.  Il croit à une possible rédemption de l'humanité dans laquelle toutes les races seraient réunies dans une sorte de religiosité universelle issue du christianisme. Pour lui, l’histoire de l’humanité a pris un tournant nouveau depuis la venue du Christ et le sacrifice sanglant de la croix ; à partir de cet événement unique et rédempteur, l’unité du genre humain devient possible, par delà la distinction des races, fondée sur « un ordre éthique du monde » et « un consentement moral universel » (« Héroïsme et Christianisme »).  

Dans ce même ouvrage, qui est une réponse aux thèses pessimistes et racistes de Gobineau, Wagner écrit :  « ce sang du Sauveur, coulant de sa tête, de ses blessures sur la croix quel sacrilège demanderait s’il appartient à la race blanche ou à une autre race quelconque ? » ; et un peu plus loin :  « le sang du genre humain souffrant, se sublimant dans cette merveilleuse naissance (celle du Christ), ne pouvait pas couler dans l’intérêt d’une seule race ; il se donne bien plutôt au genre humain tout entier ». Citons encore ce propos du compositeur, rapporté par Cosima, dans son journal (17/12/81): « une chose est certaine, les races ont fini de jouer leur rôle, à partir de maintenant seul compte le sang du Christ  ». L’idée fondamentale de Wagner, c’est que, puisque le sang du Christ a coulé pour toutes les races humaines (et donc aussi pour les Juifs), celles-ci doivent nécessairement collaborer pour la régénération de l’humanité toute entière. 

C'est cette doctrine qui est, en quelque sorte, mise en musique dans « Parsifal » ; elle nous devient même plus directement et plus clairement accessible que dans les ouvrages cités plus haut, car elle parle à notre cœur et à notre sensibilité et pas seulement à notre raison. Comment mieux ressentir ce qu’est la Compassion que dans la déploration de Gurnemanz à propos de la mort du cygne tué par Parsifal au premier acte, ou dans le cri du même Parsifal : « Amfortas ! » au second acte ?

 Cette affirmation du pouvoir de la Compassion et de l'Amour universel est justement la principale opposition entre Wagner et Gobineau ; ce dernier ne croît qu'à l'héroïsme (sur ce sujet, on pourra lire le roman de Gobineau « Les Pléiades »), qui privilégie l’intransigeance et le « mépris » de l’homme supérieur envers le monde et les hommes du commun. Sur tous ces points, il se différenciait clairement de Wagner ; il écrivait, par exemple, à Cosima : " Dites bien à votre époux je suis plus germain que lui". Cette attitude est absolument incompatible avec toute forme de rejet, d'exclusion et bien entendu d'élimination.

 Ces textes permettent également une mise au point sur les idées et les engagements à propos des différents partis politiques qui existaient dans les années 1880. Il les passe en revue depuis les socialistes jusqu’aux nationalistes et considère que ni lui ni ses partisans ne peuvent avoir de rapport avec l'un quelconque de ces partis.  Les seuls mouvements, dit-il, avec lesquels les Wagnériens peuvent avoir des relations sont les mouvements pacifistes et les mouvements de "Tierschutz" ( protection des animaux), on pourrait dire les écologistes de l'époque.

 Le message final de Richard Wagner lorsqu'il décède en 1883 à Venise, est un appel à l'unité du genre humain et à une régénération de la société et de la culture fondée sur l'Art qui prend ainsi le pas sur la religion et la politique.

 CONCLUSION

 A chacun maintenant de forger son opinion à partir des faits et des documents que j'ai cités et commentés devant vous.

 Bien sûr, les tendances antisémites (antijudaïques) de Wagner ne font pas de doute et chacun pourra en tirer les conséquences appropriées pour réviser ou confirmer son opinion à son égard.  Il n'en reste pas moins que la vie et les actes de Richard Wagner contredisent ces tendances, puisqu'on ne peut lui reprocher, de fait, aucun acte hostile contre des Juifs en particulier ; au contraire, on a vu les relations d'amitié, d'attachement, de soutient qui ont existé avec de nombreuses personnalités Israélites.  Plus encore, l’œuvre musicale et philosophique qui exalte la compassion, la réconciliation et la recherche du "purement humain" va à l'opposé de toute idéologie fondée sur la haine et le rejet de l'autre.  Enfin, il paraît clair que la prise de distance nettement affirmée de Wagner par rapport aux mouvements antisémites et à leur doctrine, rend impossible toute présomption de responsabilité directe ou indirecte dans la persécution et l'extermination des Juifs au XXème siècle; c'est un fait capital sur lequel nous insistons encore pour couper court une fois pour toutes à toutes les idées fausses et aux contre-vérités qui ont été avancées et qui imprègnent les esprits depuis un demi-siècle.

 

Il serait très intéressant de voir comment ce problème de l'antisémitisme Wagnérien s'est développé après la mort du compositeur, en particulier au sein de la famille Wagner à Bayreuth. Un livre publié récemment par un des arrière-petits-fils de Wagner, Gottfried, « Wer nicht heult mit dem Wolf » (Celui qui ne hurle pas avec le loup) a fait beaucoup de bruit, et révèle combien ce sujet est encore sensible chez les Wagner aujourd'hui. Je pourrais ainsi vous parler de l'attitude admirable de Siegfried Wagner (1869-1930) face à ses détracteurs; nous pourrions aussi faire le point sur le comportement si décrié de Winifred Wagner (1897-1980) son épouse. Mais je préfère réserver cela pour une autre conférence tant le sujet est vaste.

 

 

rédaction : Patrick Brun                             edeleph[1].gif (10219 octets)

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