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WINIFRED WAGNER, "LA DAME DE BAYREUTH"
Quel destin remarquable pour cette petite orpheline Anglaise devenue à 17 ans l'épouse de Siegfried Wagner, puis la responsable de l'héritage Wagner de 1930 à 1945, la période la plus tourmentée du vingtième siècle!
Aujourd'hui, chaque fois que le nom de Winifred est cité, on ne manque pas de l'associer de manière polémique à Hitler, à sa personnalité et à son oeuvre. C'est un point que nous aborderons bien évidemment en détail dans le texte qui suit, mais on ne peut pas non plus réduire la vie et l'œuvre de Winifred à cette relation qui a duré 22 ans. Il y a un avant et un après.
Née à Hastings le 23 juin 1897,
Winifred Marjorie Williams, fille d'un père journaliste et d'une mère actrice,
perd ses parents avant d'avoir atteint l'age de deux ans. Après avoir été élevée
dans différents orphelinats, puis par sa grand-mère, elle est finalement adoptée
par des cousins éloignés de sa mère, Henrietta Karop et son mari Karl Klindworth.
C'est là que tout commence pour elle. C'est précisément l'adoption par la famille Klindworth qui va constituer le lien avec le clan Wagner. Karl Klindworth, violoniste, compositeur et chef d'orchestre, avait été un ami personnel de Richard Wagner et avait réalisé des réductions pour piano de ses ouvrages. Resté proche de Cosima et régulièrement invité à Wahnfried, il amène en 1914 sa fille adoptive âgée de 17 ans assister aux répétitions générales du festival.
« Elle était toujours, malgré ses soixante-dix-sept ans, un personnage tout en
grandeur, qui inspirait le respect. De sa voix mélodieuse, un peu grave, elle ne
manquait jamais de m'adresser quelques mots aimables quand nous allions la
saluer à notre arrivée ou au moment de nous retirer ».
(1) Hans Jürgen Syberberg: "Winifred Wagner und die Geschichte des Hauses Wahnfried" 1975-1977
La vie à Wahnfried, nous raconte-t-elle dans le film, n'est pas toujours facile et sereine ; la cohabitation de cette jeune étrangère avec ses belle soeurs, Eva, Daniela et Blandine n'est pas exempte de tensions. Il s'agit en fait de savoir quelle est sa place dans la hiérarchie des femmes de la maison Wahnfried. Tant qu'Eva et son époux vivaient à Wahnfried, Siegfried considérait que sa soeur devait être la maîtresse de maison. C'est à parti du jour ou le couple partit s'installer ailleurs que Winifred devint enfin la "dame de Wahnfried". Jusqu'en 1930 elle va se consacrer à sa famille avec une certaine discrétion. A cette époque, Winifred apparaît comme une jeune femme "moderne": elle fume, elle conduit une voiture (elle a le premier permis a Bayreuth), ce qui contraste avec ses belles-soeurs plus âgées qui sont restées très "XIXe siècle". Autre évènement marquant de cette époque, sa rencontre en 1923 avec un personnage qui commençait à faire parler de lui : Adolf Hitler, venu à Bayreuth pour un meeting politique. C'est le début d'une relation personnelle étroite et intense entre les deux personnages dont nous parlerons plus en détail dans la suite.
En 1930 se produit un double coup de tonnerre : le décès de Cosima en avril suivi de celui de Siegfried en août. Voila donc Winifred héritière et seule responsable du festival. Elle est devenue maintenant la "dame de Bayreuth" et le restera jusqu'en 1945. Sa prise de pouvoir ne fut cependant pas facile. Elle n'était en rien préparée à affronter une telle responsabilité, surtout de manière aussi brutale. Comprenant qu'elle n'avait pas les compétences musicales et artistiques pour diriger le théâtre des festivals elle fit appel à des collaborateurs pour l'entourer et la conseiller, en particulier à des personnalités de premier plan comme Wilhelm Furtwängler et Heinz Tietjen qui formeront avec elle le "triangle" (Dreieck) qui va gouverner Bayreuth jusqu'en 1945. Signalons aussi l'engagement d'Emile Pretorius comme directeur de scène en 1932; il restera en fonction jusqu'en 1942.
De 1930 à 1933, on continue les productions telles qu'elles étaient jusqu'alors. Mais à partir de 1933 tout va changer à l'occasion d'une nouvelle production de Parsifal qui doit être donnée l'année suivante. Force était de constater, dit Winifred dans le film, que les décors utilisés lors de la première de 1882 partaient en lambeaux et qu'il fallait tout refaire. Mais Winifred prend une lourde responsabilité en disant qu'elle ne veut pas se contenter de reprendre tels quels les décors d'origine. Cette initiative va soulever bien des contestations et des oppositions, en particulier de la part de ses belles sœurs qui affirmaient qu'il ne fallait absolument rien changer à ce que le Maître avait lui-même mis en place. A leur initiative, une pétition fut lancée et envoyée à Hitler lui-même, qui avait pris le pouvoir en janvier 1933. Le Führer se trouva bien ennuyé par cette pétition, car ses relations d'amitié et de complicité profonde avec Winifred l'empêchaient de prendre une décision brutale et autoritaire ; d'un autre côté, sa fidélité à l'oeuvre de Wagner lui faisait rejeter avec horreur l'idée de trahir la volonté du compositeur. On trouva donc un compromis : Hitler suggéra à Winifred d'engager le peintre et décorateur Alfred Roller, qu'il avait connu quelques années auparavant à Vienne. Quand on regarde aujourd'hui les décors proposés par Roller, on voit que s'il a effectivement allégé et éclairci le décor, il n'y a malgré tout rien de révolutionnaire dans son travail ; on reste au contraire assez proche de la conception réaliste développée en 1882 par Joukowsky à la demande de Wagner. Finalement, le décor sera repris en 1934 par son fils aîné, Wieland, qui réalisera à cette occasion sa première création théâtrale. Signalons en 1933 la venue,
pour la première et seule fois, de Richard Strauss remplaçant au pied levé
Arturo Toscanini qui avait brutalement démissionné de son poste de chef
d'orchestre de Parsifal pour raison politique après l'arrivée d'Hitler au
pouvoir.
La première rencontre remonte donc à l'année 1923 et c'est d'emblée le coup de foudre. Dans le film de Syberberg, Winifred répète à plusieurs reprises que son amitié pour Hitler était une affaire purement personnelle et "unpolitisch" (non politique). Elle appréciait en lui, dit-elle, le caractère "Autrichien", chaleureux et spontané, mais par dessus tout la dévotion qu'il manifestait pour l'oeuvre et le personnage de Richard Wagner. Très vite, les deux amis vont passer au tutoiement et au diminutif : "Wolf" pour l'un et "Wini" pour l'autre. Hitler est reçu à Wahnfried comme un invité de marque et s'intègre à la famille Wagner où il est particulièrement apprécié par les enfants sous le nom "d'oncle Wolf"; Winifred affirme qu'il s'agissait, pour ce solitaire, d'une famille de substitution. En novembre 1923, après le putsch manqué de Munich, Hitler est incarcéré à la forteresse de Landsberg; on dit que Winifred lui aurait fourni le papier dont il avait besoin pour écrire son "Mein Kampf", mais cela est contesté. Winifred, pour sa part, rejoint les rangs du parti Nazi en 1926 ou en 1929 selon les sources. Elle proclamera toujours en tout cas sa fidélité à Adolf Hitler, et réaffirmera avec force dans le film de 1975, ce qui fera éclater le scandale dont on a parlé plus haut. L'arrivé d'Hitler au pouvoir en 1933 est à l'évidence un formidable atout pour la dame de Bayreuth : non seulement, comme on l'a vu, elle est exemptée de la tutelle de la " chambre des théâtres du Reich", ce qui lui donne une autonomie artistique totale, mais elle acquiert aussi la sécurité financière qui avait toujours fait défaut à Cosima et à Siegfried. A partir de 1933, Hitler est accueilli en grande pompe chaque année au festival où le public manifeste à son égard un enthousiasme extrême (mais, soulignons-le, c'était le cas partout en Allemagne à l'occasion des manifestations publiques du Führer). Ce dernier avait cependant fixé une règle stricte : à l'extérieur, devant le Théâtre, il acceptait les hommages et les salutations, mais à l'intérieur le Maître seul devait être applaudi et vénéré. Par ailleurs, Hitler avait interdit qu'on utilise des symboles ou des emblèmes Nazi dans les mises en scène des oeuvres de Wagner ; il faudra, paradoxalement, attendre les années 2000 pour voir une mise en scène de Parsifal qui affiche des croix gammées sur le décor de scène. Au cours des 12 années de pouvoir de Hitler comme chancelier puis comme Führer, Winifred a fréquemment usé de son influence et est intervenue pour protéger ou faire libérer des personnes en difficulté ou en danger. Sa biographe Brigitte Haman (2) raconte qu'elle était choquée par la persécution des Juifs; à la fin des années 30, par exemple, une lettre de sa main envoyée à Hitler avait sauvé le couple Hedwig et Alfred Pringsheim de l'arrestation par la Gestapo. Dans son interview, Winifred raconte qu'elle est intervenue de nombreuses fois auprès de son ami et presque toujours, dit-elle, avec succès. Cela est confirmé par la cantatrice Germaine Lubin (Isolde 39) dans sa radioscopie du 27 février 1975 sur France Inter.
De 1933 à 1939 Winifred va
organiser des représentations de haut niveau, faisant appel à l'élite des
artistes de l’époque : Furtwängler, Tietjen,Von Hösslein, De déclaration de guerre en 1939, elle envisage de fermer le théâtre comme Siegfried l'avait fait pendant la première guerre mondiale. Elle en est toutefois fortement dissuadée par Hitler qui lui demande de maintenir les spectacles ; mais le contexte va changer : il ne s'agit plus dès lors d'accueillir un public de festivaliers international ; les représentations vont être désormais réservées aux "méritants": les ouvriers et surtout les soldats blessés sur le front. Cette opération sera prise en charge par une organisation caritative appelée "Kraft durch Freude" (la force par la joie). Mais le nombre de spectacles va diminuer d'année en année; on ne joue plus Parsifal et en 1943 et 1944 seul "Die Meistersinger von Nürnberg" sera donné en été.
«Les faits sont les suivants. Il est de notoriété publique que, durant sa jeunesse, Hitler s’était familiarisé avec les œuvres de Wagner à l’Opéra de Linz et qu’il en était résulté chez lui une passion qui ne fit que s’accentuer au cours des années passées à Vienne, années au cours desquelles il manqua rarement une représentation de Wagner à l’Opéra National. A l’automne 1923, cet enthousiasme conduisit Hitler à pénétrer pour la première fois dans notre maison, ce qui fut à l’origine de notre longue amitié. En 1925, Hitler fut à nouveau invité au Festival par Edwin Bechstein et son épouse. A cette époque déjà, sa présence irritait de nombreux esprits. Aussi lorsqu’il quitta Bayreuth, Hitler me promit-il d’y revenir seulement lorsqu’il ne risquerait plus de porter préjudice à l’entreprise, et qu’au contraire, il aurait espoir de pouvoir lui être utile. Il respecta cette décision jusqu’en 1933, date à laquelle il devint un habitué des festivals. Il est à préciser qu’il achetait ses cartes d’entrée, pour lui-même et son entourage. Dans l’enceinte du Festspielhaus, il n’admettait aucune ovation de la part du public, consigne qui fut strictement respectée. Concernant l’embauche des artistes, Hitler n’exprima qu’une seule fois un « désir »: à l’occasion d’une nouvelle représentation de Parsifal, il proposa comme metteur en scène le célèbre artiste Alfred Roller, de l’Opéra National de Vienne. Malheureusement, à cette époque, Roller était déjà très malade et son travail ne nous donna pas entière satisfaction, de sorte que nous dûmes nous passer de sa collaboration, et que nous confiâmes le soin de réaliser de nouvelles esquisses à mon fils Wieland. Hitler se soumit sans protester à notre décision. Lorsque Goebbels exigea l’incorporation du festival de Bayreuth à la Chambres des Théâtres du Reich et que je m’y opposai en raison de certaines clauses dont le caractère était incompatible avec l’activité du Festival, je m’adressai à Hitler, qui partagea mon opinion et récusa les exigences de Goebbels. (…) J’ajouterai que ni Tietjen (le metteur en scène), ni Pretorius (le décorateur), ni Furtwängler (le chef d’orchestre) n’ont été membres du Parti, et que, pour ma part, j’ai toujours eu la possibilité de travailler avec des collaborateurs juifs ou de parenté juive, jusqu’à leur émigration.»
UN BILAN: Que dire pour conclure? En ce qui concerne maintenant l'oeuvre de
Winifred en tant que responsable du festival de Bayreuth, les choses me
paraissent tout à fait claires. On lui a souvent reproché d'avoir fait du
festival, en quelque sorte, une "vitrine" du troisième Reich; j'ai montré plus
haut ce qu'il faut en penser: à l'extérieur, le régime et son chef sont certes
salués et acclamés: drapeaux, emblèmes, manifestations de foule... Mais à
l'intérieur toute propagande politique est proscrite et Wagner seul est le roi.
Pour conclure, je ne peux mieux faire que de reproduire ci-après les deux textes d'éloge prononcés en 1980 aux funérailles de Winifred: celui du maire de Bayreuth Hans Walter Wild et celui d'Ewald Hilger, président de la société des amis de Bayreuth. Il y a là tout ce qu'il faut pour que chacun se fasse une opinion bien fondée sur la dame de Bayreuth.
HANS WALTER WILD
Ewald Hilger
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